Sandrine Cnudde | Un cheval bleu déguisé en buisson

samedi 12 avril 2025

Nuit du 3 au 4 janvier 2024 - Alt. 127 m

Depuis toujours, à chaque départ j’ai le trac. À chaque départ, dès qu’une nuit dehors est en jeu, quelle que soit la durée du voyage, les battements du cœur s’accélèrent le ventre se noue. J’enfile les vêtements, costume de trac d’une faunesse. Penser à tirer un fil de la pelote de nœuds. Le trac des fermetures éclair, nœuds agglutinés dans la gorge. Les boutons-pression claquent, ne rien oublier dans le sac j’ai le trac du ventre de la gorge. Ne rien oublier dans le trac j’ai le sac. Ne rien oublier dans les poches du pantalon. Il faudra défaire les nœuds dans l’écriture. L’inattendu j’ai le trac. Encore et encore. J’y vais.

un poème tient sur la langue
les jambes tiennent des racines
le trac tient dans la « poche
 »

Sortir de la maison, prête et pourtant pas détendue. Marcher tout doucement en remontant le chemin du Cimetière. Respirer. Tourner un sourire intérieur. Tourner à droite. Passer dans le cimetière. On s’imprègne de ceux que l’inattendu ne chamboule plus. On lit les plaques les noms les dates. On imagine les vies à partir des noms des dates parce ce que

la vie
après
c’est fini

Émue, amusée des portraits avec camping-car et grosse bedaine, nourrissons, belles femmes et phrases gravées dans le marbre. C’est doux et triste un cimetière. On promet de ne pas oublier mais on n’y voit jamais personne.

on n’est pas dupes on sait
qu’on n’a pas besoin courir les tombes
pour entretenir des regrets

Et l’épaisse couche de soleil posée là-dessus. On aurait un grand couteau, on découperait des tranches de nuit poisseuse au glaçage de lumière blanche et bleue. On aurait chacun sa part. Plus loin dans la rue des Petites Corbeilles, entrer facilement dans la friche où toutes les ronces ont été coupées et broyées et d’où émergent quelques oliviers, reliques d’un projet agricole récupéré in extremis. Un talus borde toute la limite du terrain adossée à l’ouest. À son pied, un large fossé. Des squelettes rouillés de vieilles bagnoles aux formes arrondies, impossibles à identifier, ont été versés dans le talus. Elles datent d’une époque d’avant le contrôle systématique du recyclage des épaves. Monter sur le talus recycleur. Une odeur âcre devant un terrier de blaireau abandonné. L’expression « je ne peux pas le blairer » dans le sens « je ne peux pas le sentir », vient de l’odeur que l’animal laisse derrière lui pour retrouver son terrier. La terre du talus est douce au pas et meuble ; presque tiède. Une terre d’enfouissement. Pas l’ombre d’un Mustélidé.

un talus sucre-semoule —
l’abri du blaireau
sent la poudre

Figuiers, lauriers et viornes tins tiennent le sommet du talus. Un cheval blanc m’a entendue arriver, pensez donc. Il a dressé ses oreilles bien pointues dans ma direction. Il ne bouge pas. Les oreilles non plus. Des cornes ? Il est à vingt mètres. Je reste sous le couvert des petits arbres en limite de son terrain. Aucune clôture ni fil électrique ne nous sépare. Il hennit il a faim il réclame. J’attends encore avant de monter le bivouac. La nuit est tombée. Un humain en pull rouge est venu donner du foin au cheval. Sans lui parler.

si content de manger
le cheval
fait un bruit de cochon

Un petit chien blanc s’est précipité dans ma direction mais le pull rouge a sifflé et l’autre a fait demi-tour aussi sec. Impressionnée par une si prompte obéissance, je médite sur celle de mes chiens, plus conditionnelle. Cachée, je vois mal. Je fais des va-et-vient pour situer le cheval. Mes bottes ont commencé à faire trace. Petit vent d’ouest. Je pose la bâche au sol, juste ça. Et le matelas et le duvet. Il ne devrait pas faire froid cette nuit. Pas besoin de tirer une ficelle, de fixer un pan de bâche contre le vent.

troncs baroques
jets de ronces
— grille d’ermitage

Le cheval me tourne la croupe, quémande autre chose que du foin en passant la tête par-dessus le grillage entre son pré et les jardins des maisons. Il ne faut pas que je me mouche, que je tousse mais le rhume continue son travail d’écoulement et je me mouche et je tousse. Aucune réaction du cheval. Sentir les moindres variations de la température de l’air. Les invisibles procèdent par amabilités.

aussi recluse
qu’une carmélite
je fais chauffer du thé

Des lumières électriques se sont allumées partout autour de nous. Je dis nous à cause du cheval et des autres vivants ici, à l’arrière des jardins. À cinq heures des cloches sonnent. Celles du Carmel voisin ? L’éclairage artificiel étale une fine couche d’orange curd sur les nuages. La nuit se pose avec cet oiseau au-dessus de moi, aussitôt endormi. Des jeunes sur la route se parlent, le ton monte. C’est plutôt le niveau sonore de la ville qui a baissé. La voix humaine éparpille des miettes de sens commun. Je picore. L’odeur changeante de la terre monte avec l’humidité.

la nuit repose ses ailes —
de la terre monte une
prière moite

Extrêmement reposant d’être là sous les branches, tableau expansif que personne n’aurait pu se figurer. Dedans, le temps a passé avec de la vie et de la mort. Il y a des branches vivantes il y a des branches mortes il y en a qui sont cassées en court de putréfaction pas encore tombées. Extrêmement reposant d’être au cœur de la ville, dans le borborygme de son decrescendo et d’être à ce point tranquille dans un espace masqué auquel personne ne prête attention. Un abri pour les blaireaux.

en pleine ville
le sous-bois
ermitage sauvage

Il est sept heures la cloche a encore sonné. Bien sûr que la nuit est toute là. Et les photos du téléphone révèlent des branches griffues plantées dans des teintes irréelles.

du fusain de la suie
quelque chose derrière
aussi brillant
qu’une armure au soleil

Quand le cheval a terminé sa ration, il est parti dans un galop rapide vers le fond du terrain. Un grand oiseau noir a croisé sa chevauchée pâle sans un bruit. Des voix une télévision des voitures des chiens témoignent de d’autres existences proches. Prise dans l’entrelacs végétal de tous ces commérages. Un réconfort.

la lenteur —
un édredon
un abandon

Il peut s’écouler jusqu’à trente minutes avant que l’œil humain s’adapte à l’obscurité. La nuit, l’acuité visuelle et la perception des couleurs diminuent. C’est sûrement la raison pour laquelle les sons et les odeurs prennent le dessus dans mes perceptions. De la terre monte à présent un relent piquant de métal mouillé. C’était peut-être le dépotoir de la ferme, autrefois. Mon corps s’enfonce peu à peu dans la terre molle.

laisser là-haut
le moule
d’une posture

Des ombres traversent les frondaisons à toute vitesse. Les bagnoles rugissent longtemps. Ce soir les heures se dilatent plus que les autres. Le sommeil fuit alors qu’

il chiffre
mes heures improductives
l’ordinateur central de la ville

Mon peau à peau avec le vide oblige. En hiver peu d’animaux, pas de distractions, la végétation est un squelette en haillons. Ce qui se passe se passe presque exclusivement entre la terre le ciel et moi. Comment voulez-vous échapper aux aspirations mystiques et surnaturelles, dans ce désert ? Tous les déserts sont apnée religieuse.

visage vide
de l’hiver —
face à face

Le temps passe.

elle a penché sa tête de bélier
la souche couverte de lierre
— c’est sûr elle me renifle

Le temps passe.

qui donnera un nom
plus court à ce
petit-vent-qui-agite-les-feuilles-mais-pas-toutes ?

Derrière la grille des ronces, le vide vibre sous le pas du cheval. Il est revenu tout de suite au galop. Il s’occupe. À main gauche, des arbres se détachent de la friche plus claire en contrebas, dans des contorsions baroques.

on ne tient pas debout
dans ce tunnel de branches —
la nuit aussi
se couche

Le cheval est repassé au pas. Silence. Et soudain tout s’accélère il est tout près et sa grosse respiration et sa tête basse à l’affut de mon odeur. Il ne peut pas passer à cause des branches il essaye. Engage une épaule dans les ronces. Le battement de mon cœur. Ma respiration de machine. Peur. La surprise m’enraye comme une vieille pétoire. Yoga nada. L’oxygène restant alimente mon cerveau reptilien pour agir à toute vitesse. Il ne faut pas que la bête puisse entrer. Elle ne pourra pas faire demi-tour. Elle va me marcher dessus ou se blesser dans la panique. Pas assez agile pour sortir du sac de couchage je me casse la gueule me retrouve à genoux en train de parler à un cheval trop curieux. Rire. Enfiler les bottes la veste le sac. En parlant à une forme dans les buissons. Emballer le couchage dans sa bâche. Glisser dans le talus devant deux pattes bleues. Où sont passés le corps et la tête du cheval ? Dégringoler l’escarpement aussi vite qu’une piste rouge. L’ombre aux pattes bleues ne peut pas descendre jusque-là. Tout se calme. Mon cœur mes poumons. Illico je me refais un cocon dans le fossé au bas de la piste rouge.

quelle endroit lugubre me dis-je
me rendormant sans crainte
dans une fosse d’adrénaline

Réveillée deux heures après par la voix grave de la terre, frappe sourde des sabots. La tête dans le duvet je ne vois rien. Résolue à me retrouver nez à nez avec le cheval, je laisse mon cœur claquer sa volée de sabots. Il s’est enhardi. Il a trouvé un accès, ce cheval sans tête qui doit mourir d’ennui. La masse de son ennui a pris corps dans le sous-bois. Les pattes bleues ont entrainé le talus tout en bas jusqu’à moi. Un être hybride mi-cheval mi-végétal, vient me chercher. J’attends. Plus aucun bruit. Je me lève. Il n’y a aucun signe de la bête. Aucune trace. Dans sa direction je braque ma lampe avec bravoure pour affronter ma vision. Rien. Mais rebelote, décamper, dégonfler le matelas, mettre les bottes le sac, baluchon grossier sous le bras, traverser le terrain en diagonale en me fichant complètement d’être vue depuis la route. Il n’y a que moi à cette heure de la nuit. Et un talus sans tête qui aime les surprises.

le bois descendu jusqu’à moi
aussi gravement qu’un séisme
— ses pattes bleues

Délogée deux fois dans la nuit, je me cale juste sous le rocher qui soutient la grosse bâtisse, ancienne ferme du quartier. Éclairage public en pleine figure. C’est moi le zombi.

nuit agitée
troisième emplacement
troisième pipi

Étrange ce cheval qui a attendu la nuit pour venir à moi. Je pensais, à tort, que les chevaux ont une mauvaise vue surtout la nuit. Plus tard j’apprendrai qu’ils voient bien mieux que les humains au crépuscule et à l’aube et que leur champ de vision est étendu. Comme beaucoup de proies.

ils marchent pour toujours
les sabots bleus sabots de plomb
coincés dans ma gorge

Le bleu nuit du ciel, lisse lui, ressort plein de nuages en mouvement, orange roses jaunes sur les photographies que je regarde abasourdie. Je ne sais plus trop dans quel espace je me trouve avec ces dérèglements des sens. Il n’y a plus du tout de circulation à une heure du matin. La commune pourrait couper le courant toute la nuit.

en vacances ou pas
la nuit aimerait
griller des lampadaires

Depuis 5h la circulation a repris, ciel complètement dégagé, vent frais. À 7h30, les lumières de la ville sont encore allumées. Pas besoin de frontale pour décamper et ressortir par le même passage. Dans la rue, une nouvelle présence me fait tourner la tête. Du mur quelqu’un tend son cou. Un chat blanc. Ses grands yeux couleur de nuit propice.