Vers Les Limbes incandescents
samedi 21 décembre 2024, par

En 1964 – Kenneth White a vingt huit ans, il est en France depuis cinq ans – paraît En toute candeur. Composé d’une première partie en prose (elle-même subdivisée en trois chapitres, « Les Collines matricielles » , « Les fournaises de la ville », « Le monde blanc ») et d’une seconde partie rassemblant une série de « poèmes du monde blanc », c’est un livre qui est une espèce de bilan des années d’enfance et d’adolescence en Ecosse. Les années d’études à Glasgow y sont également évoquées, espèce de « saison en enfer » dans une métropole de la fin de l’âge industriel. Ce que veut déjà le jeune Kenneth White, c’est aller au-delà, ouvrir un nouvel espace. Ces quelques lignes du livre ont été déterminantes pour moi : « Ce n’est pas la communication entre l’homme et l’homme qui importe, mais la communication entre l’homme et le cosmos. Mettez les hommes en contact avec le cosmos, et ils seront en contact les uns avec les autres. » De quoi mettre à bas tout un large pan de la culture contemporaine centrée sur la communication entre les hommes, pour se concentrer sur une poétique ouverte au monde.
Il faudra attendre 1976 pour que Kenneth White publie un nouveau livre en France, et ce sera Les Limbes incandescents, un « récit » (on verra pourquoi je mets des guillemets) . Pourquoi avoir attendu douze ans pour publier ce livre ? White raconte lui-même qu’il avait travaillé à sept manuscrits pendant toutes ces années, mais qu’il avait préféré se laisser le temps avant de les publier. Dans son autobiographie Entre deux mondes, il écrit : « Depuis un certain temps, je me trouvais dans une position particulière : entre deux mondes, ayant brûlé les ponts avec la Grande-Bretagne, mais sans contact réel avec une maison d’édition française, seuls des fragments de mon travail apparaissant çà et là, assez pour me faire connaître de quelques lecteurs, mais pas davantage. Je n’étais pas pressé d’avoir du succès, je m’en méfiais même. Si je devais un jour être connu du grand public, ce serait selon mes conditions ». En 1975, Kenneth White envoya le manuscrit à Maurice Nadeau qui dirigeait la revue les Lettres nouvelles où il avait déjà publié des extraits des Limbes incandescents, et ce dernier l’accepta aussitôt.
Ce qui m’intéresse ici, c’est de revenir à ces quatre textes mentionnés au début du livre, textes publiés dans des revues prestigieuses (La Brèche dirigée par André Breton, Les Lettres Nouvelles de Maurice Nadeau, et la NRF), mais qui, pour au moins deux, constituent une véritable découverte, car White est loin de les avoir entièrement repris dans Les Limbes incandescents. Mais avant de revenir à ces premiers écrits, je souhaiterais me concentrer un moment sur ce deuxième livre. Lu pendant mes années d’étudiant, alors que je découvrais l’œuvre de Kenneth White, il a été une grande source d’inspiration pour moi, un puissant stimulant littéraire, et je n’ai pas été déçu par ma relecture, bien au contraire.
Il y a une différence substantielle entre En toute candeur et Les Limbes incandescents : tandis que dans le premier il est question, dans un chapitre, de Glasgow, le second se situe à Paris où White a vécu dans sept chambres différentes au fil des années 60 et 70. Mais si le lieu où vit l’auteur à cette période est important, c’est surtout l’évolution personnelle, existentielle qui est au cœur de ce « récit » divisé en sept chapitres (correspondant au sept chambres qu’il a habitées). Dans la préface, il évoque d’ailleurs une espèce de « yoga » qu’il a pratiqué en écrivant ce livre : « J’entends par « yoga » tout procès de transformation du moi universalisé décrit en ces termes dans le Pi Yen Lu (Recueil de la falaise bleue) : « vagues blanches se brisant dans le ciel. » »
Le lieu des Limbes incandescents, c’est donc la ville, « une ville devenue hideuse ». White retrouve à Paris des aspects de Glasgow : usines désaffectées, quartiers périphériques sinistres, et une série de « paumés » errant dans les rues, comme dans une pièce de Samuel Beckett. On est là à la fin de quelque chose, et, sous couvert de « modernité », tout le monde semble s’en satisfaire. On est frappé par la tonalité surréaliste du premier texte des Limbes incandescents, « Notes d’un homme de rien ». White, à cette époque, lisait beaucoup André Breton, Paul Eluard et d’autres auteurs surréalistes. Comme eux, il aimait errer à travers Paris, à la recherche de la « trouvaille ». Cependant, on assiste dans ce texte à un processus inverse : si les surréalistes partaient du réel pour aller vers le surréel (via le rêve, l’écriture automatique, la rencontre fortuite), White semble partir du surréel pour aller progressivement vers le réel. C’est qu’à l’âge dit moderne, en pleine société de consommation où l’individu est livré aux impératifs du marché moyennant quelques loisirs souvent insiginifiants pendant son temps libre, le monde urbain a pris une dimension tout à fait surréelle. Tout paraît clocher, ne pas avoir de sens, rien ne semble réel : « (…) ce n’est pas une réalité, l’état de choses qui est le nôtre aujourd’hui. Ça n’a pas le corps d’une réalité, ça n’a ni la fibre ni le cœur d’une réalité. C’est un univers de distance et de séparation, un monde où se font suite ennui et catastrophe, dépourvu de profondeur et de continuité essentielle. Je veux la réalité. Tout ce que j’écris est en mouvement vers cette réalité ». Pour exprimer ce sentiment que la réalité est absente, White recourt d’ailleurs à des images davantage expressionnistes que surréalistes, notamment dans le choix de mettre en avant les couleurs du monde surréel (« irréel » devrait-on dire d’ailleurs, car on n’est plus dans la négation que le dépassement), monde qui l’entoure à chaque instant : « Les lumières de la rue de la Gaîté captent la fumée qui monte des maisons et la colorent en rouge, en vert, en bleu. On entend un enfant pleurer d’une fenêtre jaune » ; et plus loin : « La Seine est jaune et noire. Les yeux remontent vers un chantier, près de la station du boulevard Victor, deux bulldozers rouges dans une mer de boue et la pluie tombant à l’oblique dans la zone éclairée en rouge par les feux de sécurité ». Ecriture expressionniste aussi quand le « réel » semble se désarticuler partout où l’on regarde : « Une femme à figure de cartilage mâché donne des signes d’obscène jubilation chaque fois qu’on vient flanquer sur son bureau des volumes gros comme des bébés ». Monde où l’homme, au quotidien, a perdu tout contact avec la réalité, où la vie est devenue monstrueuse, pareille à un tableau expressionniste traversée par une foule bigarrée poussée par les pulsions les plus basses. On sait par ailleurs que Kenneth White avait lu Berlin Alexanderplatz (il en parle avec ferveur dans Entre deux mondes), et on retrouve dans son Paris un peu de l’ambiance catastrophique du roman d’Alfred Döblin.
Dans ce contexte urbain de « fin du monde » (ou « fin d’un monde », dans la perspective plus optimiste ou disons possibiliste qui est celle de White), il suffit d’une sensation de réalité fugitive pour que commence autre chose : « (…) la moindre bribe de réalité un peu grotesque pointant hors de l’engourdissement suffit à me remettre d’aplomb ». Ce peut être la vision de harengs sur un marché : « Ils me donnent une impression de liberté. Je les aime esthétiquement – l’argent, le bleu, le rouge vitreux autour des ouïes – mais ce qui m’importe vraiment c’est la mer qui est en eux, l’atmosphère marine frissonnante autour d’eux « . Et il ajoute plus loin : « Ma liberté est de gel et de neige ». Il importe en effet de souligner que les sept chapitres des Limbes incandescents ont pour cadre l’hiver parisien, un hiver au froid vif (ressenti jusque dans la chambre mal chauffée où il faut malgré tout rester pour écrire et traduire), un hiver qui n’en finit pas. Hiver « existentiel », celui de l’auteur depuis son enfance sur la côte écossaise ou ses années à Glasgow (sans parler d’une hiver extrêmement froid à Munich), hiver qui est celui de la méditation et d’une poésie exigeante, naissant du froid. « « Avec moi c’est toujours l’hiver » est une phrase répétée plusieurs fois dans une même page, avec une espèce de fierté, comme si, au cœur du froid hivernal, se jouait l’essentiel du « yoga » évoqué dans la préface. Cette expérience du gel et du froid est ambivalente chez White : on y souffre certes du sentiment de « non-réalité » déjà évoqué, donc d’un certain mal-être (ou non-être), mais on y fait aussi la découverte d’une existence plus profonde, ouverte au monde et au « réel ».
L’hiver est la saison où le poète fait l’épreuve de la non-réalité, de la non-vie – d’une espèce de mort : « Je n’ai jamais été si mort de ma vie », peut-on lire dans les « Notes d’un homme de rien », les plus sombres des Limbes incandescents. Plus loin, White écrit qu’il se sent « en pleine mort vivante », et il ajoute : « (…) ma vie, ma mort, voilà mon élément ». S’il n’y avait pas autant d’expériences sensuelles et amoureuses au long de ces pages, on pourrait croire qu’il s’agit pour lui de pratiquer des exercices de mortification, mais c’est un vocable beaucoup trop chrétien pour cet esprit nietzchéen qui se définit comme un « Hyperboréen ». Physiquement, mentalement, le yoga whitien est à la fois éprouvant et jouissif.
Au fil des jours et des pages, « la réalité prend corps ». Il ne s’agit pas d’une épreuve uniquement spirituelle – White a des mots cinglants pour « tous ces imbéciles qui parlent de l’Inde » et versent dans le bouddhisme le plus grégaire sans développer aucune réflexion personnelle –, mais d’un travail du corps-esprit. L’esprit devient corps, se concrétise par l’image poétique totalement reliée aux données les plus brutes du réel : rochers, oiseaux, océan. Citons ce passage central des Limbes incandescents en entier : « De quoi s’agit-il au fond ? D’entrer dans le champ des transmutations. Des graines pointent hors du jeu des choses (fatras), à toi de les développer. Par là, c’est la réalité qui prend corps. Quand une chose est achevée, une autre pousse. Chaque croissance est en elle-même un délice. Et le produit final de la croissance de ces délices, c’est la belle, claire et calme lumière qui est la blancheur du “monde blanc” ». Il est question d’un « processus de réalisation », expression empruntée à un texte indien, le Hevajra. C’est d’ailleurs dans des citations d’œuvres bouddhistes que le mot « réalité » apparaît à plusieurs reprises dans le dernier chapitre des Limbes incandescents, « Le cabinet de la méditation blanche » : « Ce domaine libéré du vide et du non-vide, voilà la réalité çivaïte » (Abhina Vagupta) ; « La réalité a un goût merveilleux. On ne peut en dire la substance. Elle est hors de doute. Le séjour du bonheur. Le monde naît là » (Saraha). Le mot « réalisation » aussi employé permet d’exprimer à la fois l’accès la réalité et la réalisation individuelle ; les deux vont ensemble ; pas de réalité sans réalisation du soi à travers une série de transmutations qui lui font accéder à un autre champ de la conscience, dans une grande ouverture au monde.
Les Limbes incandescents est le récit d’un processus difficile et obscur, sans doute est-ce la raison pour laquelle White a mis du temps, sinon à l’écrire, du moins à le composer. On se rend compte en effet que le livre est constitué de fragments assez disparates que l’auteur a d’abord publié en revue pour les réassembler différemment, avec le désir de rendre compte d’une évolution existentielle et poétique plus profonde. Dans une note placée au début du livre, il est précisé que « certains fragments de ce livre, ont été publiés dans des revues », revues que nous avons citées en introduction. Les quatre textes s’intitulent « À la lisière du monde », « Dix mille bourgeons jaunes », « Journal d’un hyperboréen », « Le désert de Gobi ». Or si ces deux derniers textes ont été pour une large part repris dans Les Limbes incancescents (l’ordre des fragments pouvant varier), ce n’est pas le cas des deux premiers. Le premier texte publié dans les Lettres Nouvelles par Maurice Nadeau est en grande partie abandonné par White, qui ne devait plus trop s’y reconnaître. C’est en effet un texte qui, dans sa première partie, est particulièrement sombre et pessimiste. On peut y lire des phrases (tout à fait inhabituelles par la suite sous la plume de l’écrivain) : « Depuis Hiroshima nous sommes tous citoyens de la mort », ou encore : « La civilisation est une danse macabre ». Voici comment est dépeint Paris : « Le cimetière du Père Lachaise, où je mange mon déjeuner de pain et de châtaignes, est à lui seul une ville mortuaire, avec ses avenues et ses maisons. Au milieu du Paris turbulent d’aujourd’hui on voit le Paris futur, le Paris hiroshimique ». C’est un Kenneth White spenglerien qu’on découvre dans ces pages (le nom de Spengler est cité quelques lignes plus loin), poussant la vision d’un « déclin de l’Occident » jusqu’à son anéantissement par l’arme atomique. Par la suite, la tonalité du texte change, une forme de nomadisme apparaît, notamment avec la figure de Van Gogh qui « quand il était à Paris, partait souvent, à pied, en direction d’Asnières peut-être, ou de l’Ile de la Grande Jatte, muni seulement d’une grande toile attachée à son dos par des courroies ». Et il précise le lien qu’il établit entre lui, l’écrivain, et le peintre Van Gogh : « Il s’arrêtait chaque fois qu’un motif l’attirait, le peignait sur sa toile, repartait, s’arrêtait, peignait, divisant sa toile en autant de petites parties – si bien qu’à son retour, il était porteur d’un petit musée, d’un carnet de notes peintes. C’est peut-être ce que je fais ici. » Plus loin, on retrouve ce passage repris dans Les Limbes incandescents où il trouve « un vestige de vie et de liberté dans les harengs ». « Tout ce que je peux espérer, écrit-il également, c’est une sorte d’avant-goût de la Réalité ».
Dans le second texte – publié cette fois dans la revue surréaliste La Brèche dirigée par André Breton –, on sent que White est passé à autre chose. Il est de la même année (1965) que le précédent, mais l’atmosphère y est désormais printanière, comme à la fin des Limbes incandescents. La première moitié n’y est pas reprise, mais on retrouve la même ouverture vers une réalité lumineuse qu’au bout des Limbes : « Je veux une littérature qui me donne la sensation de vie, non pas la littérature mort-née dont le visage grimace absurdement, ni la littérature en traitement. Non, simplement la littérature-vie, la poésie-vie. Quelque chose de vivant. Il est encore possible de vivre. Allons, sortez la vie ! » Et plus loin, on trouve l’image chère à White du « monde blanc » : « C’est le monde blanc, les gars, c’est le printemps précoce, et nous marchons. Nous sommes sortis de la salle d’attente maintenant : nous voilà dans l’espace, et nous marchons, marchons avec le printemps – allons, venez maintenant, vous autres ». Kenneth White s’est-il ouvert aux énergies surréalistes résolument tournées vers la vie et la beauté du hasard, a-t-il entendu le « Plutôt la vie » d’André Breton dans l’un de ces poèmes ?
En revenant à ces quatre textes qui sont à la source des Limbes incandescents, on retrouve le mode de composition littéraire exposé dans la préface à ce livre publié douze années plus tard : « Quant à la construction, j’ai souvent eu présent à l’esprit le dessin d’un jardin de pierres japonais traditionnel – fait au petit bonheur, dirait-on, et cependant doté d’harmonie interne et de nécessité. J’ai disposé et redisposé les pierres de ce jardin. Livrant parfois à la pluie le lit des pierres pendant des mois, puis me remettant à les bouleverser ».
Ce processus de composition lent et difficile (consistant en plusieurs phases de décompositon et recomposition) fait des Limbes incandescents l’un des livres les plus travaillés et les plus essentiels de Kenneth White, livre qui s’inscrit déjà dans le « champ du grand travail » évoqué des années plus tard.
Article paru dans En chemin avec Kenneth White, ouvrage collectif aux éditions Tarmac, janvier 2025.