Gary Snyder | Nous nous frayons un chemin

dimanche 15 septembre 2024, par LM

MANZANITA

Avant l’aube les coyotes
tissent chants de médecine
pièges à rêve ― paniers à esprits ―
musique de voie lactée
ils en concoctent de jeunes filles
à rendre femmes ;
ou la danse en tourbillon des
garçons à rayures ―

Au coucher de lune les pins sont d’or violet
Juste avant le lever du soleil.

Le chien cavale vers le sous-bois
Revient en haletant,
Un géant sur ces petites fleurs sèches.

Le pic
Tambourine en échos
Sur la prairie en paix

Un homme tire, lâche une flèche
Qui vrombit, s’affale,
Manque une souche grise, et fend
Une branche sinueuse rouge lisse de manzanita.

Manzanita fruits aux bouts des rameaux,
Grappes de baies vertes et dures
Plus on regarde
Plus ils paraissent gros,

« petites pommes »

Charme
pour Michael McClure

Beauté de femmes nues ou mi-nues,
étendues là, rien de clair, d’évident ― pas
de pose ; mais la courbe d’un dos, d’un bras,
une danse, ou bien ― un appel à « un autre monde »

« Royaume des Dévas », mieux même, pur Plaisir
au cœur de la création.

Évidence pour chaque espèce de mammifère
spécialement ― en quelque perfection onirique
nom-&-forme confondus

Je pourrais donc en être dévasté, assoiffé de désir
pour une aimable jument, une lionne, ou dame souris,
en voyant cette beauté venue de LÀ
briller en elle, moustaches à pile ou face
ou gracieuse vague de la queue

qui enchante.

enchante, et donc

CHARME

Ce qu’il Te faut Connaître pour Être Poète

tout ce que tu pourras sur bêtes et gens.
les noms des arbres et des fleurs et des graines.
noms des étoiles, avec mouvements des planètes
et de la lune.

tes six sens à toi, ainsi qu’un cerveau en éveil et stylé.

au moins une sorte de magie de la tradition :
divination, astrologie, livre des mutations, et tarot ;

les rêves.
les démons de l’illusion et les splendides dieux de l’illusion ;

lécher le cul du diable et manger sa merde ;
baiser sa bite à cornes barbelée,
baiser la harpie,
et tous les anges du ciel
et les vierges parfumées et dorées ―

& puis aimer les humains : épouses maris et amis.

les jeux des enfants, les bandes dessinées, le chewing-gum,
les bizarreries de la télévision et de la publicité.

le travail, longues heures sèches de travail ennuyeux qu’on avale, qu’on accepte
et qu’on vit et finalement qu’on aime. lassitude,
ardente faim, pause.

le royaume sauvage de la danse, ec-stase
soudaine silencieuse illumination, en-stase

danger réel. gageures et la lisière de la mort.

Pour Rien

La Terre une fleur
Un phlox sur les pentes
abruptes de lumière
en suspension sur les vastes
espaces solides
de petits cristaux cariés ;
des sels.

La Terre une fleur
au bord d’un golfe où un corbeau
vient prendre son envol
lueur, couleur
oubliée car tout chute
& disparaît.

Une fleur
pour rien ;
une offrande ;
nul cueilleur.

Neige-goutte, feldspath, crasse.

Bihoreaux

Les bihoreaux nichent dans le cyprès
près du parc des chaudières
de San Francisco
avec leur haute cheminée
en lisière des eaux :
pompe à turbine à vapeur
pour conduire l’eau salée dans les veines
des canalisations de la ville
au cas où la terre tremblerait. et s’il y avait panne de courant.
et si l’eau pour combattre le feu allait
se perdre dans les rues
sans pression.

À la porte grillagée légèrement inclinée
vers le dehors, le chien moitié-loup
entrerait, pour le suivre
si son copain humain se couchait sur le côté
et se tortillait le premier.

Armée à l’abandon, en décomposition.
île-prison rouillée pourrie
entourée des lumières des tourbillons
d’oiseaux-dieux affolés
que la vérité
n’a jamais oubliés.

Je marche avec la sœur de ma femme
devant l’appât congelé ;
avec un architecte à longue barbe,
mon cher frère
et ami, en silence, et
sa moustache se courbe humide dans sa bouche
et parfois il la mord.

le chien ignore les lois et lui, est strictement
hors-légalité. Son cou se cambre, ses oreilles se dressent
pour attraper des souris dans la toundra.
un jeune lycéen noir
qui boit du café sur un méchant étal vert
tente de faire ami-ami avec le chien,
et ça marche.

Comment les bihoreaux
pourraient-ils s’en revenir ?
là, en cet endroit bruyant sur la baie.
comme moi.
la joie de tous les êtres
est d’être
plus vieux et plus durs et parfaitement
avalés.

dans les tubes et les couloirs des choses
dans les égouts de la béatitude et du jugement,
dans la gloire des
usines
d’épuration.

Nous nous frayons notre chemin
sur les abords de la ville
au matin
sous le ciel subtilement changeant qui se déploie ;

aube à jamais-neuve, aube magnifique.

L’oeuf

dans les tuyaux et les conduits des choses
dans les égouts de la béatitude et du jugement,
dans les glorieuses stations d’épuration.

Nous nous frayons notre chemin
à la périphérie de notre ville
de bon matin
sous un ciel subtilement changeant diffus ;

belle aube de première fraîcheur.

Traduction : Auxeméry, août 2022