Goulven Le Brech | La goule aux fées

samedi 15 février 2025, par Goulven Le Brech

À présent j’ai franchi le Cap
Je me perds dans l’espace océan

Mais nager dans ces eaux me plaît

Car au loin dans le vide j’entrevois
Ah, les signes blancs.

Kenneth White, « L’esprit sans gîte »,
Terre de diamant

Après quelques instants d’hésitation sur le seuil de la maison, il claqua la porte et s’engagea dans l’obscurité, en direction du chemin de ronde.

Dans les rues de la cité balnéaire, tout lui rappelait son passé : le banc à l’angle de la rue, le vieux cerisier dans l’allée caillouteuse, le bow-window de la grande villa.

Attentif à la mansuétude du dehors, il humait l’air salin, scrutait les trouées dans les nuages, examinait les lumières aux fenêtres des maisons.

Il aimait cet écho familier des choses, s’y lovait sans retenue, comme un enfant dans sa housse de couette.

Il aimait particulièrement regarder les façades des maisons défiler sous ses yeux, écouter les bruits lui parvenant de leurs intérieurs.

Il passa devant une petite habitation en briques et, sans ralentir son allure, lu les quatre grandes majuscules inscrites sur la boîte à lettres : D I E U.

Pas de lumière aux fenêtres des quatre pièces de la façade, Mme Dieu était absente.

Dans sa déambulation, il était accompagné de discrets piaillements d’oiseaux nichés dans les arbres et buissons, du lointain cri de quelques goëlands en route pour les îles, des pulsations régulières de son cœur.

À un moment, il sentit une présence sur son côté droit, derrière une haie. Ça reniflait. Un coup d’œil lui fit remarquer les poils noirs d’un chien silencieux : Malo. Il avait entendu son maître l’appeler ainsi lors d’une précédente promenade.

*

« La Manche, c’est la mélancolie primordiale », se dit-il, assis sur un banc face au large.

Un grand vent soufflait de la mer, sur laquelle émergeait, par touches successives, la blanche crête des vagues.
Une lune ronde et rousse éclairait la voûte céleste. Son halo révélait la mer, noire et moussue comme de la Guinness.

Une âcre odeur de varech embaumait l’air.

Sous ses pieds, le flux et le reflux des eaux, drossant sans répits algues et coquillages, brassaient le souvenir de lointains commencements.

Son père gisait là, fines particules de poussière dansant dans les bas-fonds.

Il avait lui-même porté l’urne de ses cendres, un soir d’été, par marée basse. Les rayons de l’astre avaient éclairé ses pas et ceux de ses proches, cheminant sur l’étroite digue. Sous leurs pieds défilaient des centaines de petits crabes. « Et le kayak ? Qui dirigera le kayak maintenant ? » avaient-ils eu l’air de dire, leurs petites pinces pointées en l’air.

*

Parvenu sur la pointe d’un promontoire, il poursuivit sa conversation silencieuse avec les rochers, la mer, le vent.

Il fixa un instant le reflet d’un phare dans les vitres d’une villa esseulée. Cette lueur spectrale conférait à la villa une dimension surnaturelle. On aurait dit que quelqu’un y logeait et regardait la lune.

Il fit le tour de la pointe en direction de la Goule aux fées.

De l’autre côté du mur se dressait la statue d’une Sainte, le torse découvert dans l’obscurité.

À quelques mètres au-dessus de la muraille, des branches de pins maritimes oscillaient dans le vent nocturne. De légers craquements interrompaient le silence.

Il savait là le grand parc, ses lits d’aiguilles, la fougère, les ajoncs recouvrant les bunkers. Adolescent, il avait franchi le haut mur, et, vautré sur l’herbe, contemplé l’extatique hymen de la mer et du ciel.

Le mouvement brusque d’un taillis secoué par le vent le fit tressaillir. Il sentit le sang circuler avec célérité dans ses tempes.... Cette oscillation avait eu raison, un instant, de sa témérité.

*

Ses pas le menèrent à l’orée de la Goule aux fées.

L’excavation naturelle s’étalait sous ses pieds ; vaste galerie de cinquante mètres, creusée par l’immémorial mouvement de la mer.

Il descendit les marches de l’escalier taillées dans la roche et s’assit au plus près des flots.

Il ôta ses chaussures et vêtements, puis pénétra dans l’eau froide. Doucement, il se laissa glisser dans le bras de la Goule, le nez dans l’écume, flottant, dans le liquide salé.

Il ferma les yeux et soudainement tout devint blanc, transparent, lumineux.
Il nageait avec son père, dans la passe de la plage de Mébuet,
Sur l’île de Maré, dans l’Océan Pacifique.