Karine Miermont | les instants les merles
samedi 7 décembre 2024, par
Silence
Le seize novembre deux mille quinze à midi,
minute de silence dans le pays,
cloche qui sonne, sirène au loin,
bruit de la plume du stylo qui gratte le papier tout en déposant
l’encre,
cris des mouettes,
son strident du vieux réfrigérateur,
bruit sourd et constant dont on ne sait
s’il vient d’une ventilation proche
ou du boulevard périphérique bien plus loin,
quelqu’un traîne un bagage sur roulettes,
ça ne dure pas,
ça y est c’est fini.
Concert
J’en connais un qui stationne près de la Tour Montparnasse
en haut de l’avenue du Maine sur la droite
avant que le boulevard de Vaugirard ne la croise,
il y a quatre arbres au confluent des rues.
Le merle se perche sur l’une des branches et chante,
malgré toutes les notes dissonantes
et la cacophonie de l’activité humaine,
la sourde vibration de la circulation des métros,
les flux puissants de tous les autobus qui convergent près de la gare
avec leurs klaxons brefs et aigus,
les scooters qui geignent au départ des feux rouges,
les voitures petites ou grosses, les cris, les rires, les plaintes, les conversations
Tout ce monde occupé et bruyant
tandis que le merle chante, impassible, nous défiant
nous montrant la voie,
être qui continue d’exister être malgré tout,
dans la beauté.
Certains humains y sont d’ailleurs sensibles, je les vois
s’arrêter au niveau des quatre arbres et chercher
le merle
le trouver, et rester là, un instant, à l’écouter
Passage
Une grue cendrée passée ce matin vers sept heures,
moi à peine réveillée sous le plafond du toit qui regarde le ciel,
la grue a crié comme pour se signaler,
la grue sûrement en tête ou au milieu d’autres,
les grues toujours en groupe, dix ou vingt, formant ligne ou flèche,
volant parfaitement accordées dans l’espace et le temps,
parfaitement accordées dans leur mesure et leur vitesse,
traversant le ciel deux fois l’an,
voyage immense, migration,
la grue a crié ce matin et ainsi je l’ai reconnue,
pas le temps de la voir,
de les voir comme je les vis il y a trois ans,
quand par chance à ma fenêtre et regardant le ciel,
Elles passèrent d’est en ouest.
Suivent-elles les fleuves ou bien les champs magnétiques,
comme autant de balises, immenses cartes dans leurs têtes infimes,
cette grue cendrée passée ce matin,
oiseau migrateur son voyage au loin,
libre des contraintes de l’espace de la Terre.
Grue cendrée reconnue à son cri,
au-dessus de mon corps allongé tête au nord,
impression du passage de la grue juste là,
au-dessus passée, au-dessus crié,
juste un cri, différent des cris d’oiseaux ici habituels,
merles, pigeons, mouettes, mésanges, geais, corneilles,
cri de la grue tout à coup ce matin, comme bonjour, comme salut
passage des grues, horloge des saisons.
Telle
Rue Saint Sulpice vers dix-sept heures plein soleil
juste un peu d’ombre sur le trottoir de droite.
Tout à coup dans le soleil et assez haut,
il faut lever la tête
une libellule, reflets orange marron, pas très grande,
semble perdue, égarée, effrayée,
ne sait de quel côté aller, où se poser,
reste dans l’air.
Je l’attraperais volontiers, pour faire quoi je ne sais,
la poser dans un jardin, la voir de plus près pour l’identifier,
comme nous avons fait ces jours-ci dans la forêt,
identifier telle grenouille tel têtard
tel mulot tel oiseau tel lézard
Chant
Six heures un jour de janvier j’entends les merles chanter,
dès qu’il fait plus froid, comme si c’était l’hiver ils ne chantent plus.
Pourtant ils sont toujours là, ne migrent pas,
Car dès qu’il fait plus chaud ils chantent à nouveau,
au crépuscule, à l’aurore,
ce chant délicat, très varié dans les notes,
en tous les cas très modulé dans la composition et le rythme,
ce chant élaboré et harmonieux contraste avec le son de la ville,
tous bruits de la rue où dominent les sons des moteurs,
voitures, bus, camions, scooters.
En fin d’après-midi le merle est perché,
le plus souvent sur une branche haute, mais ce peut être une antenne, une cheminée, le bord d’un toit, une croix,
comme s’il voulait dominer l’agitation en-dessous,
Et pas seulement par la hauteur à laquelle il se perche et qui lui donne manifestement un poste sûr et surplombant,
comme s’il souhaitait dominer avec sa voix, ce qui est bien moins évident
et ressemble à un geste, une grande force de caractère,
celui qui court le risque de chanter pour rien ni personne,
une volonté quasi esthétique, produire son chant coûte que coûte,
sinon simplement son instinct de merle programmé pour chanter,
attirer l’autre pour perpétuer l’espèce
Cerfs
Ils sont là depuis quatre-cent millions d’années
Ils ont côtoyé les mammouths, les aurochs, les bisons
Ils ont vécu dans la steppe, les glaciers
Ils sont montés vers les sommets, descendus dans les plaines
Ils ont fui les glaces, cherché les herbes, les arbustes, les écorces