Laurent Margantin | Éditorial
lundi 29 décembre 2025, par
Dans un texte publié quelques mois avant sa mort, texte intitulé « Nouvelles du Grand Rivages, Éléments de géopoétique » , Kenneth White fait le point sur la situation de ceux qu’il appelle, avec Nietzsche, les « isolés ». Tout au long des âges, ceux-ci ont vécu hors de l’Église, loin des cours et de la société, des entreprises industrielles et des nations. Aujourd’hui, la plupart d’entre eux vivent en dehors des universités, devenues des « usines à diplômes » où l’on a renoncé à toute véritable ambition intellectuelle. La figure de l’isolé, pour White, c’est celle du nomade intellectuel : il a certes fréquenté les universités, mais il s’en est éloigné, et chemine librement à travers les cultures de tous les pays – en reprenant les éléments les plus intéressants – à la recherche d’un monde.
Au seuil de ce deuxième numéro de la Revue géopoétique internationale, je pense à ces mots d’André Breton, inventeur du surréalisme, qui résonnent singulièrement avec ceux du fondateur de la géopoétique : « L’esprit se charge en milieu isolé. » En milieu isolé : loin de la littérature industrielle, mais surtout dans des lieux en marge, souvent loin des villes et de la foule. Le lieu de Breton, lors des dernières années de sa vie, se trouvait à Saint-Cirq-Lapopie, au bord du Lot qu’il aimait arpenter pour y admirer les pierres façonnées par les eaux de la rivière. Pour Kenneth White venu vivre en France, on sait que ce fut d’abord Pau dans les Pyrénées, puis la côte bretonne où il installa son Atelier atlantique.
Dans ses ultimes « Nouvelles du Grand Rivage », White défriche le terrain, examinant les récentes tentatives de l’Université pour ouvrir un peu l’esprit au monde. Il évoque la littérature comparée (ce fut ma première piste), le creative writing, et l’écologisme, mais rien de tout cela ne le satisfait, chacune de ces activités ne permettant pas une projection vers un champ extrême laissé en blanc sur la carte où se produirait « la plus haute synthèse de la géographie, de l’histoire et de la culture, exprimée par une parole puissante », comme on peut lire dans Le Plateau de l’albatros. Ce champ, on sait que Kenneth White l’appelait le « champ du grand travail » : c’est celui de la géopoétique, celui qui nous occupe ici.
Plus loin dans le même texte, il observe que des foyers d’énergie géopoétiques sont apparus en Russie depuis les années 90, et il cite à ce propos la revue Kosmopolis du 21 octobre 2006 : « En Russie, la géopoétique a émergé comme une réponse au vide qui caractérise la littérature post-soviétique. » Plus tard, il reçoit un courrier d’un professeur de l’université de Donetsk, en Ukraine, l’informant que la géopoétique était enseignée là-bas. Et White de conclure cette évocation de la géopoétique en terre russe et ukrainienne : « C’est alors que l’Histoire a fait irruption, avançant ses tanks. » Dans un livre publié en 2019 intitulé Les Leçons du vent, il cite Voltaire : « L’Ukraine aspira toujours à être libre. » Est-ce que la géopoétique, autant en Russie qu’en Ukraine, participait de ce vent de liberté qui souffle çà et là à travers de petits groupes d’hommes et de femmes ? Sans doute. Mais l’Histoire, comme souvent, écrase l’expérience géographique qui se déploie au-delà de toutes les frontières tracées entre les peuples. Efface-t-elle tout ? Non, des traces demeurent, qui peuvent être redécouvertes plus tard.
Notre ambition ici, dans cette revue, est de revenir, malgré le contexte historique pour le moins négatif, aux lieux mêmes. Ce numéro – après un dialogue sur la géopoétique entre moi-même et Florence Trocmé – accueille tout d’abord une étude de Goulven Le Brech sur Kenneth White et Robinson Jeffers, poète installé sur la côte ouest des Etats-Unis, en un lieu isolé où il a bâti sa propre demeure à l’écart d’une humanité devenue trop bruyante. Deux philosophes – Martin Heidegger et Marc Bonneval – évoquent aussi la question du lieu, du lieu qu’on habite et qu’on a choisi d’habiter pour des raisons essentiellement poétiques, parce qu’il permet une certaine concentration de l’esprit. Ensuite, Patrick Joquel ouvre la marche, le vent se lève avec Nathalie Riera, et le chemin continue avec d’autres expériences de l’espace, plus mouvantes, plus complexes : celle d’un entre-deux entre la Bretagne et le Québec avec Rachel Bouvet et Laure Morali, un dialogue dans les Laurentides entre deux poètes québécois, Michel X Côté et Sébastien Auger, puis diverses pérégrinations géopoétiques avec Anne Cury-Koenig, Antoine Maine et moi-même, dans les parages du volcan du Piton de la Fournaise.
Ce qui compte ici, c’est d’ouvrir l’esprit à l’espace, aux espaces, et surtout aux dialogues qu’ils font naître. Cette revue n’est pas une suite de monologues d’individus coincés dans leur propre lieu, elle doit ouvrir un espace de dialogues interhumains en contact avec les éléments (« terre à terre », comme il est dit ici), depuis les lieux les plus divers de la planète. Dans ce numéro, c’est tout un continent qui s’ouvre à travers le Québec, et je suis sûr que ce mouvement d’ouverture géopoétique au monde entier se poursuivra, au-delà des guerres, « au large de l’Histoire ».
L.M.
L’Atelier insulaire
Côte nord de La Réunion
Hiver austral 2025