Martin Heidegger | Un pays pour la création : Pourquoi restons-nous en province ?
jeudi 2 octobre 2025, par

Sur la pente d’une vaste vallée au sud de la Forêt-Noire s’élève à 1 150 mètres d’altitude un petit refuge pour skieurs. Il mesure en tout et pour tout six à sept mètres de long. Le toit surbaissé abrite trois pièces : une cuisine, une chambre et un minuscule bureau. Dispersées dans le fond resserré de la vallée et sur l’autre versant, tout aussi raide, s’étalent, en larges étagements, des fermes au vaste toit en surplomb. Sur la pente, prés et pâturages montent jusqu’à la vieille forêt de sombres sapins qui s’élancent toujours plus haut. Au-delà de ces montagnes s’étend un lumineux ciel d’été où deux éperviers s’enfoncent en larges cercles dans cet espace radieux.
C’est là le monde où je travaille – du moins quand on le regarde avec les yeux contemplatifs de l’hôte et du vacancier. Pour ma part, je ne contemple à vrai dire jamais le paysage. J’observe les changements de chaque heure, de chaque jour et de chaque nuit à travers la grande alternance des saisons. La masse des montagnes et la fermeté de sa roche originelle, la croissance tranquille des sapins, la simple splendeur éclatante des prés en fleurs, le bruissement du ruisseau dans la grande nuit de l’automne, l’austère simplicité des pentes couvertes de neige, tout cela se pousse, s’accumule et s’élance à travers l’existence quotidienne dans les hauteurs.
Et cela n’a rien de commun avec ces instants où l’on s’abandonne avec volupté, dans une harmonie de commande ; c’est en effet uniquement quand notre existence propre est immergée dans son travail. C’est le travail qui ouvre en premier l’espace qui constitue la réalité de la montagne. L’avancée du travail reste enfoncée dans l’événement que constitue le paysage.
Quand, lors d’une profonde nuit d’hiver, une violente tempête de neige se déchaîne à l’entour de la cabane, engloutissant et noyant tout, c’est alors le moment philosophique crucial.
C’est alors que le questionnement de la philosophie doit être simple et essentiel. L’approfondissement de chaque pensée ne peut se faire autrement que de manière incisive et tranchante. L’effort que nécessite l’écriture de la langue est comparable à la résistance des sapins qui se dressent contre la tempête.
Quant au travail philosophique, il n’a rien à voir avec les occupations dérisoires d’un original. Il fait partie intégrante du travail des paysans. Lorsque le jeune paysan tire le lourd traîneau dans la montée, et que, surchargé de bûches de hêtres, il le propulse promptement dans la pente périlleuse jusqu’à sa ferme, lorsque le berger, de son pas méditatif et lent, pousse le bétail dans son ascension, lorsque le paysan pour sa pièce principale met en place avec soin les nombreux bardeaux du toit, ce travail, comparé au mien, est du même ordre. C’est ici que s’enracine ma parenté directe avec les paysans. Le citadin pense qu’il « se mêle au peuple » dès qu’il s’abaisse à tenir de longs propos avec un paysan. Quand, à la pause du soir, je suis installé avec les paysans sur le banc près du feu ou en tête de table, à ce moment donc, la plupart du temps, aucune parole ne nous vient. Nous fumons nos pipes sans un mot. Il arrive certes qu’à l’occasion une parole surgisse : la coupe du bois s’achève dans la forêt, dans la nuit précédente une martre a fait irruption dans le poulailler, demain une vache va sans doute vêler, le paysan du plateau a eu une attaque, bientôt le temps va « tourner ». L’intime communauté de mon travail avec la Forêt-Noire et ses habitants trouve son origine dans un enracinement alémanique souabe de plusieurs siècles qui demeure irremplaçable.
Le citadin est tout au plus « stimulé » par ce qu’il considère comme un séjour à la campagne. Tout mon travail au contraire est soutenu et dirigé par le monde des montagnes et de ses paysans. Parfois, mon travail sur les hauteurs est interrompu un certain temps en bas par des négociations, des tournées de conférences, des réunions et des cours. Dès que je remonte pourtant, dès mes premières heures de présence dans la cabane, le monde entier de mon questionnement antérieur me revient avec la même insistance prégnante où je l’avais laissé. Me voilà simplement transporté dans le mouvement inhérent à ma tâche et tout compte fait je me retrouve soumis à sa loi mystérieuse. Les citadins s’étonnent souvent à l’idée d’un long isolement monotone parmi les paysans au milieu des montagnes. Mais il n’est pas question d’isolement, il s’agit simplement de solitude. Dans les grandes villes, l’homme peut très facilement se sentir bien plus seul qu’en presque n’importe quel autre endroit. Mais dans ces lieux il lui est impossible d’être solitaire. Car la solitude a la propriété originelle non pas de nous isoler, mais de jeter notre existence entière dans la vaste proximité de l’étant de toute chose.
On peut en un tournemain devenir en dehors d’ici une « célébrité » par journaux et revues interposés. C’est encore le chemin le plus sûr pour que le projet le plus personnel soit dévoyé et sombre rapidement dans un oubli total.
En revanche, la manière de se souvenir propre aux paysans reflète une fidélité à la fois simple et ferme qui ne s’efface jamais. Récemment, une vieille paysanne est décédée là-haut. Elle aimait souvent échanger avec moi et elle me contait de vieilles anecdotes du village. Elle avait conservé dans sa langue rude et colorée de nombreuses devises anciennes et quantité de formulations incompréhensibles aux jeunes du village d’aujourd’hui qui se sont effacées de notre langue vivante. Durant l’année passée – lorsque j’ai vécu pendant des semaines seul dans ma cabane – avec ses quatre-vingt-trois ans, elle est montée assez souvent chez moi. Elle voulait voir, ainsi qu’elle me le dit, vérifier si j’étais encore là et si « quelqu’un » ne m’avait pas cambriolé sans qu’on le remarque. Elle a passé la nuit de sa disparition en conversation avec ses proches. Moins de deux heures avant sa « fin », elle les a chargés de saluer « monsieur le professeur ». Un tel hommage a bien plus de valeur que le « reportage » le plus subtil d’un journal à fort tirage à propos de ce que l’on prétend être ma philosophie.
Le monde de la ville menace de verser dans une hérésie funeste. Une curiosité très bruyante, très active, inhérente à l’air du temps, semble souvent se préoccuper du monde des paysans et de leur existence. Mais en procédant ainsi on refuse de voir ce qui de nos jours est une nécessité première : rester à distance de la vie paysanne et plus que jamais l’abandonner à ses propres lois : n’y touchez pas – afin de ne pas l’en extraire pour l’introduire de force dans cette littérature qui évoque les coutumes populaires et l’attachement à la terre. Le paysan n’a nul besoin ni aucune intention de se ranger dans cette catégorie commode voulue par les citadins. Mais ce dont il a besoin et ce qu’il veut, c’est que l’on considère avec un tact réservé son être propre et son indépendance. Mais nombre de ceux qui viennent de la ville et autres arrivants – les skieurs ne sont pas en reste – se comportent aujourd’hui souvent dans le village ou à la ferme comme s’ils « s’amusaient » dans leurs lieux de luxe de divertissement des grandes villes. Un tel comportement détruit en une seule soirée bien plus de choses que des enseignements spécialisés seraient susceptibles en plusieurs décennies de faire revivre en matière de vie populaire et de folklore.
Laissons de côté tout embourgeoisement condescendant et son pseudo-folklore inauthentique – apprenons à prendre au sérieux cette rude existence des hauteurs. C’est alors seulement qu’elle nous parlera de nouveau.
J’ai reçu récemment une seconde demande pour rejoindre l’université de Berlin. Dans ce genre de situation je m’éloigne de la ville et je regagne ma cabane. J’écoute ce que disent les montagnes, les forêts et les fermes. Je rends visite à mon vieil ami, un paysan de soixante-quinze ans. Il a entendu parler dans le journal de la demande de Berlin. Que va-t-il dire ? Il plonge lentement le regard ferme de ses yeux clairs dans les miens, tient ses lèvres fermement serrées et me pose pensif sa main fidèle sur les épaules puis… il secoue la tête d’un mouvement à peine perceptible. Ce qui revient à prononcer un non ferme et définitif !
Traduction de Raymond Prunier