Johann Wilhelm Ritter | Fragments posthumes tirés des papiers d’un jeune physicien

mercredi 27 août 2025, par LM

Ritter est sans doute le meilleur représentant de ce romantisme scientifique qu´on a trop tendance à séparer du groupe de Iéna, alors que les échanges entre un Friedrich Schlegel et le découvreur du galvanisme furent nombreux et riches. Né en 1776 à Samitz en Silésie, il fait des études de pharmacie puis se tourne assez vite vers la médecine et la chimie. En 1796, il s´inscrit à l´université de Iéna, et se fait vite connaître à la suite d´une conférence qu´il prononce devant la société scientifique de la ville, le 29 octobre 1797, conférence lors de laquelle il présente les résultats de ses recherches sur le galvanisme et qu´il publiera bientôt sous le titre : Démonstration qu´un galvanisme continu accompagne le processus vital dans le règne animal. Le succès de cet ouvrage dans les cercles scientifiques mais aussi littéraires de l´époque est immédiat. Novalis le lit avec enthousiasme, Goethe le trouve d´abord obscur mais ne tardera pas à voir en Ritter un « véritable ciel de savoir sur la Terre ». Dans cet essai, celui-ci a réuni le résultat de ses recherches et de ses expérimentations des dernières années, et se montre convaincu de l´existence d´une force universelle animant aussi bien le monde organique que le monde inorganique. En 1791, Galvani avait découvert cette chaîne qui devait porter son nom (la « chaîne galvanique »), composé de deux métaux, normalement du zinc et de l´argent, reliés aux extrémités inférieures d´une grenouille. Les deux métaux mis en contact, les cuisses de la grenouille tressaillaient, c´était ce qu´on appelait « l´action galvanique ». L´effort de Ritter avait consisté à montrer que cette action ne se produisait pas seulement lors de cette mise en contact d´un corps organique et d´éléments inorganiques, mais qu´elle était constante et générale. Pour lui, le galvanisme était un principe vital qui animait tous les êtres et toutes les choses.
Les pages qui suivent sont extraits d´un ouvrage paru en 1810, intitulé Fragments posthumes tirés des papiers d´un jeune physicien, et montrent le chercheur au travail, tâchant de concilier la méthode scientifique – on se rend compte notamment que les références à d´autres savants y sont fréquentes - et un impératif d´ordre moral et religieux. C´est, au fond, de la formation de la Terre par l´homme dont il est question ici, dans une perspective très proche de celle de Novalis .

Laurent Margantin


Il doit nécessairement en aller de la cohésion, de l´unité organique, comme de l´affinité chimique et de la liaison entre les parties d´un corps ; ou, pour être plus précis, inversement, comme de sa dissociabilité. L´expérience a déjà montré, au demeurant, qu´il en va de l´attraction mécanique comme de la cohésion, et de celle-ci à son tour comme de l´attraction chimique .

Est-ce que peut-être la lumière, la chaleur, l´électricité, le galvanisme, le magnétisme, etc., sont tous des choses, des matières qui ont en commun de n´être pas attirées vers le centre de la Terre ? – Un produit terminal issu d´elles pourrait-il résulter d´un rapport de forces modifié, de la même façon que dans le cas de ce que l´on appelle la matière positivement pesante ? – Cette idée mérite l´attention ! – Peut-être cette matière plus subtile est-elle elle-même pesante, attirée vers la matière positivement pesante, de la même façon que celle-ci l´est vers le centre de la Terre. C’est ainsi peut-être que les corps qui dégagent de la lumière, de la chaleur, etc., pourraient être mis en accord avec le système du monde. Une pierre, par exemple, n´est pas (de façon dominante) attirée vers le centre du Soleil, mais vers celui de la Terre. Et pourtant la pierre est tout autant matière que la Terre tout entière. Il se pourrait ainsi qu´une matière subisse une attraction, une pesanteur en direction de cette pierre mais non pas de la Terre. Au demeurant, nous apercevons dans le cas de telles attractions partielles les mêmes lois que Newton a observées à propos de la pesanteur en général. Et sans de telles attractions partielles, on peut tenir pour assuré que nulle affinité chimique, nulle combinaison chimique ne pourrait se produire.

Ne pourrait-on pas essayer de goûter des substances chimiques relativement pures, puis de grouper en des séries et sous des concepts généraux celles qui ont des goûts semblables, afin de voir quelles correspondances se dégageraient entre le goût et les propriétés chimiques et physiques des corps ? Il faudrait en faire autant pour les odeurs ; et, de la même façon, pour le toucher, puis pour la vue (éclat, couleur, tec.). Tout permet de s´attendre à des classements déterminés, que l´on pourrait à leur tour comparer entre eux. – Ne pourrait-il pas exister aussi un certain antagonisme entre les sens, de telle sorte que ce qui les affecterait le plus fortement l´un d´entre eux en affecterait le plus faiblement un autre, et réciproquement ?

Preuve que la polarité est un absolu dans la Nature. La Nature est un agir, et c´est seulement en tant que telle qu´elle est la Nature. Or l´agir exige la multiplicité, la diversité, car c´est de celles-ci seules qu´une action peut résulter ; si elles disparaissent, l´agir en fait autant. Tout agir présuppose donc une différence. Or celle-ci est opposition, polarité. Et comme il n´y a de Nature que là où il y a agir, il en résulte que la polarité doit être partout présente.

C´est seulement quand ils fondent que les corps accèdent à la raison. C´est seulement alors qu´ils peuvent se comprendre les uns les autres. Il en va de même de nous. Plus nous sommes « chauds », plus nous sommes capables de comprendre, de saisir : nous nous dégelons .

Les plantes et les animaux tournent autour de l´homme de même que les planètes et les lunes autour du Soleil. Tout ne vit que par et pour l´homme, il est le Soleil central du règne organique sur la Terre.

Élevé à la puissance supérieure, le fer en tant que point doit, en fait, donner une sphère. De même aussi sa troisième et sa quatrième puissance. La Terre est un tel fer élevé à une puissance supérieure, c´est pourquoi elle est ronde. De même aussi tous les corps dans l´espace de l´univers, car ils sont quelque chose d´élevé à une puissance supérieure. Selon son organisation, la Terre n´est rien d´autre que l´organisation de son élévation à une puissance supérieure – la Terre est sa propre correspondance. Elle est le système complet de la chimie. Toute chimie doit se résorber dans la Terre, avec tout ce qui est en elle et sur elle. C´est ainsi que la connaissance de la Terre prend une importance extraordinaire. Etudiant la Terre, on cesse d´étudier la chimie parce que l´on ne fait alors que tout juste commencer. Un jour viendra où l´on aura l´extrême surprise de voir que le système de la Terre, c´est le système de la chimie. – Tout système solaire est un système chimique supérieur ; dans cette chimie, chaque planète est une substance particulière. Leurs affinités, leurs transitions. Les satellites sont des substances dérivées. Le Soleil est le fer des planètes. – Mais dans tout système supérieur, c´est le système de la Terre qui se répète. Même le plus haut de tous n´est pourtant rien d´autre qu´un système de la Terre – un système de l’homme !

Si formation = différenciation inhibée, séparation accomplie = sur-formation, formation achevée. La Terre est formée, du fait qu´elle fut différenciée. Différenciation = individualisation ; différenciation = formation ; en conséquence, individualisation = formation = différenciation. Dans la grande Nature, il se produit une dispersion entre les individus différents qui n´ont plus entre eux de relation spatiale. Mais non dans le monde organique, en revanche ; il y demeure une continuité ; ce sont les formations organiques. C´est chez les végétaux que la différenciation est la plus grande ; tout est dispersé. Chez les animaux, elle est moindre, et elle devient de plus en plus, par indifférenciation, différenciation restreinte : galvanisme entier, total. – Ici l´on voit apparaître enfin un pont qui monte du tombeau vers la lumière. La Terre, ce qui est le plus séparé, la Lumière, ce qui est le plus lié. Ainsi le Soleil et la Terre se marient en une pulsation médiane entre unité et dualité, union et séparation.

La physique nous donne accès à ce qui se passe dans la Nature, mais seulement aux phénomènes. Or cela, on l´avait déjà auparavant. Tout le reste continue donc à nous faire défaut. On a seulement appris il fallait chercher, à la rigueur aussi comment, mais pas ce que l´on trouve.
Si l’on apprenait, dans le détail, ce qu´est le tonnerre, etc., on ne l´apprendrait, en fait, qu´à la manière d´un professionnel spécialisé. La Nature, il est vrai, était le maître, mais elle n´engageait l´élève à rien d´autre qu´au pur et simple travail. Au fond, la physique tout entière est une sorte de technologie, et cela même dans le meilleur des cas, et rien d´autre encore à ce jour.

La physique ne devrait être exposée et enseignée que sous la forme d´une fidèle histoire de la physique. Elle a commencé, en fait, là où elle pourrait se terminer pour constituer une Bible, mais elle n´a pas réussi, et elle s´est perdue dans un détail qui ne pouvait être poussé plus avant. Mais de même que la plante commence par se perdre dans ses feuilles avant de se rassembler dans sa floraison, de même la physique trouvera le chemin du retour hors du détail, vers un achèvement divin.
La physique a voulu reconquérir la vision du Beau dans la Nature, après qu´elle eut commencé à se perdre. L´expérimentation la recherche, mais ne la trouve pas. Ainsi, c´est de façon négative que la physique y reconduira.

Un zigzag, comme l´éclair : ainsi est tout corps à l´intérieur. De même que dans les montagnes, il y a ici aussi, superposées, des régions, des strates fort nombreuses, et d´importance différente. Que ce soit là, pour ainsi dire, la diversité restée en suspens, non parvenue à l´évolution, je le sais fort bien (ce qui est le plus évolué est aussi ce qui a le moins de régions diversifiées), mais quel Hercule faudrait-il être pour déchiffrer dans l´évolué l´évolutif, et combien il faut pour cela connaître l´évolué lui-même !

Peut-être la circulation galvanique se fait-elle là aussi où il n´y a pas d´organe animal pour la découvrir, par exemple dans la Nature inorganique. Nous n´avons pas encore de réactifs pour cela. Peut-être le fluide qui circule ici est-il précisément celui qui stimule la calcification du vif-argent quand il est mêlé à de la chaux mercurielle, celui qui provoque la calcification du plomb, etc., quand il est en contact avec de l´argent, de l´or, etc., ce qui cause également, après que de la chaux s´est formée à partir de celui-là [le plomb], la calcification de ces métaux eux-mêmes.

Quelles monstrueuses chaînes galvaniques peut-il bien y avoir à l´intérieur de la Terre ? Quelles sortes d´effets peuvent-elles bien produire ? – Se peut-il qu´elles contribuent à la production de métaux, etc. ? Les forces de traction découvertes par Humboldt à l´intérieur de la Terre relèvent-elles déjà de ces phénomènes ?

L´étincelle galvanique incendie la Nature tout entière, et sa cendre, c´est encore, c´est de nouveau la Nature !

Les corps organiques, plantes et animaux, peuvent-ils être l´eau galvanique pour plusieurs systèmes à la fois ? L´organisation la plus haute – l´Homme – l´est-elle pour tous ?

Dans le galvanisme, la Terre accède à la réflexion sur elle-même.

Le magnétisme est pour ainsi dire la grande porte qui mène du monde à la Nature infinie. Le seul fait que l´aimant ait une direction bien définie l´indique déjà.

Ce qui, dans la chaîne galvanique, provoque la sensation et est envoyé vers le haut, ne serait-ce pas quelque chose comme un médiateur entre la matière et l´esprit ?

Et si l´esprit était constitué par une force contenue dans le rapport des forces de la matière, et par quelque chose d´autre encore, que je ne peux pas comprendre parce que cela, c´est moi-même ?

Si notre santé était parfaite, il est extrêmement probable que nous ne vivrions plus, mais serions morts. Ce serait l´unité absolue, sans point de comparaison, sans aucune limitation, mais activité purement idéale. Ainsi donc, l´on peut mourir aussi d´un excès de santé, et la vie implique toujours un peu de maladie.

La Terre est là à cause de l´homme, pour lui. Elle-même est seulement son organe – son corps physique. La Terre elle-même est Homme. La description de la Terre, physique, chimique, etc., devient description de l´Homme, l´histoire de la Terre – histoire de l´Homme. Le schéma physiologique de l´individu, c´est le schéma physiologique de la Terre. Nécessairement, le monde tout entier doit se retrouver en miniature dans l´homme. Son anatomie, et celle du corps de la Terre, et celle du Grand Homme, n´en sont qu´une seule et même.

Notre tâche, c´est d´être des premiers hommes.


J.W. Ritter, Fragments posthumes tirés des papiers d´un jeune physicien, Editions Premières Pierres, Charenton, 2001. Traduction de Claude Maillard.